Rencontre à Hoi-An, An-Hoi
Je suis installé sur la terrasse de la maison de mon ami Thanh à An-Hoi.
Il est juste derrière moi et regarde le dessin que je fais de sa rue. C'est
encore très sauvage, mais ça ne le restera plus très longtemps, comme en
témoigne le changement radical qui s'est opéré dans cette partie de la ville
depuis ma dernière venue ici, il y a quatre ans.
Ici, C'est Hoi-An, mais Thanh habite An-Hoi. Les deux mots qui forment le nom
de la ville basculent selon que l'on se trouve d'un côté ou de l'autre de la
rivière. Hoi-An est un endroit très couru pour son architecture traditionnelle préservée
et pour ses ateliers de confection de la soie. C'est très authentique et par
conséquent très touristique. Les commerces tirent profit de cette manne et les
tailleurs y pullulent. On dit qu'on y trouve les meilleurs artisans de tout le
Vietnam et que les prix y sont très compétitifs. Seulement aujourd'hui, le
nombre de magasins de vêtements y est si important que pour l'amateur d'un
jour, il est difficile de faire preuve de discernement. Les vrais tenants du
savoir-faire côtoient les opportunistes qui décrédibilisent petit à petit la
réputation de Hoi-An.
Thanh, je l'ai rencontré lors de mon premier voyage au Vietnam, en 2001.
A mon arrivée à Hoi-An, ce jour-là, j'étais parti visiter la ville avec mon
carnet à dessin sous le bras. La beauté des rues et l'ambiance qui s'en
dégageait, contrastait avec mes précédents arrêts. Ca me semblait plus beau que
Nha-Trang, plus propre que Saigon et collait bien à cette image idyllique d'un
Vietnam rêvé, que l'on s'imagine avant de quitter la France. Seulement les
boutiques de souvenirs, l'art local au kilomètre, ce n'est pas vraiment ma
tasse de thé et croiser des troupeaux de touristes en batterie m'agace assez
vite.
J'arrive devant un pont sans rambarde qui enjambe la rivière. Derrière moi, je
laisse les vacanciers pressés prendre leurs photos et tandis qu'ils s'affairent
à leurs achats, je franchis quelques mètres au dessus de l'eau pour passer d'un
monde à l'autre. Je me retrouve à An-Hoi.
De ce côté-ci, il n'y plus la moindre incursion extérieure. J'ai l'impression
d'avoir fait un bond dans le temps. Je suis cent ans en arrière. Les maisons
sont en bois, entrelas de branches non dégrossies, les chemins sont en terre
battue, ils mènent au delà du dédale des rues jusqu'à une forêt de bambou, à côté d'un champ
humide où pullulent les grenouilles. Des poules picorent autour de moi et les
gens me sourient, me regardent comme si ils n'avaient jamais vu un étranger.
Pour aussi incroyable que cela puisse paraître, ici jamais un visiteur ne
vient. Il n'y a pas de magasin de babioles, pas de café avenant, le touriste
organisé n'a rien à voir, rien à acheter dans le Vietnam des pauvres gens qui
n'ont rien à vendre.
Depuis sa petite terrasse, un homme s'adresse à moi. Il parle français et
m'invite à venir discuter avec lui. Il m'a vu avec mon carnet de croquis et
aimerait découvrir ce que je fais. Il s'appelle Thanh. Il est sensible à la
poésie, à la musique et à l'art en général. La rencontre est simple et nous
partageons le thé, qu'il m'offre pour la première fois.
Le soir venu, nous admirons les étoiles depuis la petite cabane en bois qu'il
s'est construit devant chez lui. Il me tend une pipe fourrée d'un tabac au goût
mentholé. Le chant des batraciens résonne en fond sonore. Thanh entonne
quelques chansons vietnamiennes. Il aime beaucoup cet endroit, il s'est
installé ici pour le calme qui y règne.
Nous nous donnons rendez vous le lendemain à 17 heures.
J'ai invité Achim Koehler, un voyageur épatant rencontré dans le dormitory que
je partage avec lui et deux autres personnes. Thanh nous attend pour une
excursion sur la rivière. Nous allons à la pèche sur sa barque.
Un ami l'accompagne, nous sommes quatre. La nuit tombe lorsque nous embarquons.
Les lumières qui jalonnent notre route sont celles des pièges à crevettes.
Suspendus depuis des plateformes sur pilotis, des néons flottent au dessus des
eaux. Les sources lumineuses attirent les crustacés dans de grands filets que
les pêcheurs remontent une fois plein. La ballade est exceptionnelle. Des ponts
en bois tendus entre les deux rives défilent au dessus de nos têtes.
Nous atteignons le lieu d'où nous allons tirer notre futur dîner. Depuis la
barque, nous lançons nos lignes au hasard. Achim et moi ne sommes pas des
pêcheurs émérites. Mais Il se trouve que Thanh et son ami non plus. Au terme
d'une petite heure de rigolade, pendant laquelle nous gaspillons nos appâts
sans compter, nous sommes obligés de renoncer à l'idée de manger le produit de
notre pêche. Nous sommes bredouilles et la soupe à l'eau ce n'est pas très
goûtu.
Le conducteur du bateau reprend alors les commandes et nous entraîne pour une
destination connue de lui seul. Thanh joue de la guitare. Il est environs dix
heures du soir. Nos estomacs gargouillent, mais cette aventure est jubilatoire.
Dans l'obscurité, quelques lumières attirent notre regard. Nous nous dirigeons
vers elles. J'ai l'impression d'être comme une crevette à mon tour. Où
sommes-nous exactement? Loin de Hoi-an? Nous finissons par atteindre un
groupement de trois bateaux. Les hommes qui attendent là, En plein milieu de nulle
part, sont des vendeurs de poissons. C'est un marché flottant! Nous cuisinons
enfin à bord de notre embarcation le fruit de notre... De nos achats. Il y a
toujours un endroit où l'on vend de quoi manger au Vietnam, même sur l'eau et
en pleine nuit!
Le lendemain, je reviens dire adieu à Thanh car mon départ pour Hue est proche.
Je ne sais quand je le reverrai. Il me considère comme son ami et c'est
réciproque. J'ai passé avec lui quelques uns de mes meilleurs moments au
Vietnam. Il nous demande à Achim et moi de lui rembourser la location de la
barque, ce qui je m'en souviens, sur le moment nous surprend un peu. Pourquoi
ne nous l'a-t-il pas demandé la veille? Elle n'est pas à lui cette barque? Je
me surprends à me demander si cette amitié n'est pas motivée par des raisons
détournées. Je suis un peu désarçonné... C'est parce que ce genre de situation
m'est déjà arrivé auparavant. L'accumulation de ces petites déceptions finie
par brouiller les repères. Quand l'argent s'en mêle, la confiance que l'on
accorde aux autres est à chaque fois un peu remise en question... On réagit au
quart de tour. Mais Thanh ne nous demande rien de moins, rien de plus que de
partager avec lui.
Quand nous nous quittons, je ne sais pas encore que je reviendrai au Vietnam
quatre ans plus tard et que je le retrouverai avec autant de joie sur le perron
de sa maison. Nous reboirons souvent le thé ensemble. La forêt de bambou aura disparu pour laisser place à un resort
flambant neuf, la mare où les grenouilles coassaient n'existera plus et des
maisons au style standard auront remplacé les espaces de verdure où les poules
caquetaient. La cabane en bois aura été rasée depuis longtemps et un bar fera
profiter des décibels de sa musique à toute la rue. Pourtant Thanh continue de
jouer de la guitare, de raconter des histoires et d'aller à la pèche avec ses
amis, toujours pour ne ramener aucun poisson, sinon de beaux souvenirs.